Si le jugement de Paris est connu comme un chapitre marquant de la mythologie grec - le prince Troyen Paris devait offrir une pomme à la plus belle déesse -, il fut tout autant marquant dans le monde viticole. Bien entendu, il s'agit ici d'un autre jugement et Paris fait référence à la capitale française.
Nous sommes en 1976 quand le regretté Steven Spurrier - il est décédé le 9 mars 2021 - alla en voyage en Californie. Il y découvre les vins de Napa Valley et tombe sous leur charme et leur qualité. Etant marchand de vin spécialisé dans les vins bordelais et bourguignons à Paris, il lui vient l'idée d'organiser un concours entre les vins californiens et les vins des grands vignobles français.
Ce concours a eu lieu le 24 Mai 1976. 4 vins blancs bourguignons allaient affronter 6 chardonnays californiens; la répartition est la même pour les cabernets-sauvignons où les californiens affronteraient les bordelais. Les vins californiens furent sélectionnés par Steven Spurrier durant son périple californien. Les vins français furent retenus d’emblée par les deux organisateurs. Ils sont reconnus comme étant des valeurs sûres du vignoble français.
Face aux 20 bouteilles, 9 juges français, réputés et admirés, trop heureux de pouvoir affirmer la suprématie du vin du Vieux Continent. On retrouve parmi eux Aubert de Villaine, propriétaire du Domaine de la Romanée Conti, Odette Kahn, rédactrice en chef de le Revue du Vin de France, Pierre Tari, propriétaire de Château Giscours et Raymond Oliver et Jean-Claude Vrinat, tous deux chefs trois-étoiles. Steven et Patricia Gallagher, les organisateurs goûtent aussi mais leurs points de ne sont pas additionnés pour établir le score.
Aucun journaliste n'était présent, les agences de presse pensant l'évènement sans intérêt et le résultat connu à l'avance. Aucun, sauf Georges Taber du Time. Sa présence s'avère capitale: sans lui, les résultats de la dégustation seraient probablement restés confinés dans les murs de l'Hôtel Intercontinental.
Tous les vins sont goûtés à l'aveugle. Cela signifie que les juges ne savent pas quel vin est servi dans leur verre. Le classement est établi en additionnant le score de chaque juge. Spurrier dira par la suite que cette méthode n'est pas la meilleure pour établir le classement; Plus d'un statisticien lui donnera raison.
Les vins blancs sont jugés en premier lieu. Dans la liste: Beaune Clos des Mouches de chez Drouhin 1973, Meursault Charmes 1973 de chez Roulot, Puligny Montrachet les Pucelles 1972 du Domaine Leflaive et Batard-Montrachet de domaine Ramonet-Prudhon 1973. Du coté californien : Château Montelena 1973, Chalone 1974, David Bruce 1973, Feemark Abbey 1972 , Spring Mountain vineyards 1973 et Veedercest Vineyards 1972.
Ensuite, ce sont les vins rouges: A côté de 4 bordelais Mouton-Rothschild 1970, Montrose 1970, Haut-Brion 1970 et Léoville Las Cases 1971, les californiens sont représentés par Ridge Monte Bello 1971, Stag's Leap Wine Cellars 1973 , Freemark Abbey 1969, Clos du Val 1972, Mayacamas 1971 et Heitz Martha's 1970.
Georges Taber suit la dégustation en kibitzer: il regarde par-dessus l'épaule des juges. Certains passages dans les notes de dégustation sont succulentes: Odette Kahn, croyant reconnaître les vins californiens, leur attribue les plus mauvaises notes. Elle donna même un score ridiculement bas de 2 sur 20 à 2 vins. Néanmoins, elle devra aussi se rendre compte qu'elle attribua son meilleur score au californien Stag's Leap.
Un autre juge dira d'un vin "il est certainement californien, tellement il lui manque de nez". En fait, c'est le Batard-Montrachet qu'il dénigra de la sorte. Bref, dans le cadre d'une dégustation à l'aveugle, on arrive vite, très vite à se tromper. Surtout quand on veut absolument prouver quelque chose. J'en avais déjà touché un mot dans mon précédent article sur l'interprétation d'une dégustation.
Les vins français étaient battus dans les 2 catégories. Château Montelena était en première place chez les vins blancs, suivi du Meursault. Puis suivent les californiens Chalone et Spring Mountain avant que Le Clos des Mouches ne ferme le top-5.
Même si Stag's Leap remporte le concours du côté des rouges, ce sont 3 vins français qui suivent - Mouton, Montrose et Haut-Brion, juste avant Ridge Monte Bello.
Le jury était perplexe! Odette Kahn réclamait ses notes de dégustation de retour - on peut comprendre, vu ses scores lapidaires. Steven Spurrier n'était plus invité pendant un an à des dégustations aux domaines.
Et puis, bien entendu, on mettait en cause le classement sur base d'une somme arithmétique. Steven reconnaissait la fragilité de cette méthode. Car, en définitive, Montrose arrive troisième alors qu'il est placé premier par 4 juges alors que le gagnant n'a été placé qu'une seule fois en première place.
Des statisticiens se sont penchés sur la question et arrivent à une liste légèrement différente pour les rouges. Stag's Leap garde la victoire mais Montrose et Mouton-Rothschild sont interchangés. Statistiquement parlant, il ne subsisterait que 2 catégories. Stag's Leap et Montrose dans la première et les autres vins dans la seconde.
A vrai dire, les retombées immédiates de cette dégustation n'étaient pas fracassantes pour le grand public. Elles n'allaient pas plus loin qu'un article dans Time, paru le 2 juin 1976.
Mais le génie était sorti de sa bouteille. Non seulement on sait faire du vin hors le Vieux Continent mais en plus, on sait faire des vins meilleurs que les vins français! Robert Mondavi, grand acteur sur la place californienne écrira « La dégustation de Paris fut, pour l’histoire du vin en Californie, un événement crucial, qui nous inscrivit de façon nette sur la carte des grandes régions productrices de vin dans le monde »
Le monde professionnel du vin abondait dans ce sens et les premiers acteurs internationaux, situés principalement au Royaume-Uni, ajoutaient ces vins du Nouveau Monde à leur liste. Le public se laisse tenter par l'offre qui devient de plus en plus cosmopolite. Les Etats-Unis, puis le Chili, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, l'Afrique du Sud, ... sont très vite reconnus comme producteurs de vin.
Ceux qui pensent que les Français étaient terrassés par le verdict se méprennent lourdement. Oui, ce concours a créé une onde de choc. Heureusement! Le pays était fortement endormi sur ses lauriers et ce concours les a réveillés.
D'abord, ils ont veillé à la qualité dans la vigne. L'année 1982 était un tournant pour le vignoble bordelais et réchauffement climatique aidant, les scores et le prix des vins n'a cessé d'augmenter.
Mais ils ont vu plus loin aussi. Car s'il est possible de faire du bon vin "à l'étranger", alors il faut peut-être investir sur place. Faisant ainsi, on frappe deux coups d'une seule pierre. Non seulement on s'approprie un domaine de qualité à moindre frais, mais en plus, on peut envoyer les équipes d'un domaine à l'autre selon les saisons.
Et que penser des flying winemakers? Tous bordelais au départ, ils ont apporté leur savoir-faire sur tous les continents. Les filles et fils de vignerons suivaient leurs stages souvent à l'étranger, de préférence dans l'hémisphère Sud afin de pouvoir revenir au pays lors des vendanges. Les vinificateurs australiens et néozélandais rendaient la pareille.
Pour être honnête, cette dégustation fait figure de Sarajevo du monde viticole. En soi, il n'a pas changé grand chose. Le grand public n'y a certainement pas prêté une réelle attention. Globalisation et supermarchés aidant, le monde du vin aurait de toutes façons changé.
Cette dégustation était plus un réveil pour le Vieux Continent que pour le Nouveau Monde. Les producteurs du premier ne savaient pas vraiment ce qui se jouait hors Europe et ceux du le second ne savaient pas que leurs vins étaient à tel point bons qu'ils pouvaient rivaliser avec les vins établis depuis toujours.
Mais s'il y a un réel gagnant, c'est le consommateur. Grâce à ce concours, un nouvel étalon qualitatif s'est installé. La mondialisation et les échanges commerciaux facilitaient le transport d'un continent à l'autre. Ainsi, même si le Nouveau Monde a gagné et que le Vieux Continent était secoué, tous étaient le dos contre le mur. Depuis le 24 mai 1976, perdre en qualité par rapport aux concurrents revient à perdre des parts de marché.
(photo en entête par Bella Spurrier)