La discipline d’un “pro” du vin lors d’une dégustation apparaît souvent comme un tour de force pour le non-initié. Le regard concentré, les gestes, les grands “slurp”, l’excitation ou la déception qu’on peut lire sur le visage, … tout contribue a faire croire que la dégustation est tout autant un art qu'une science.
Malheureusement, cette science tient souvent de la science fiction.
Pour illustrer mes propos, laissez-moi vous soumettre cette première expérience, conduite lors de la “California State Fair Wine Competition”, un concours qui a excellente réputation. Chaque panel de 4 juges recevait ses vins à goûter. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que plusieurs vins étaient repris 3 fois dans la dégustation. Pour éviter toute discussion, ces vins étaient servis de la même bouteille.
Le résultat est consternant: seulement 10% des juges sont conséquents dans leur analyse. La variation moyenne dans le score était 4: un vin coté 90 recevait un score de 86 quelques minutes plus tard et 94 un peu plus tard encore. Les meilleurs juges réduisaient cette variation à 2 points.
Comme ce test a été conduit sur plusieurs années, une autre conclusion, plus édifiante encore, a vu le jour: les juges, conséquents une année, ne le sont pas forcément l’année suivante… Depuis lors, chaque concours utilise ce piège afin d'évaluer la qualité d'un juge.
On pourrait se demander pourquoi les experts ne semblent pas être à la hauteur de leur métier? Tout simplement parce que l’exercice est trop difficile pour le commun des mortels! Là où une dégustation sereine, intime permet à quelques uns de démontrer des capacités de dégustation consistantes et au-dessus de la moyenne, c'est différent quand il faut goûter et analyser un vin toutes les 2 minutes.
De là à dire que la chance a sa place dans la distribution des médailles lors d'un concours, il n’y a qu’un pas. Pourtant, je ne le franchirai pas. Je me contenterai d'expliquer pourquoi des erreurs sont faites lors de la dégustation d'un vin.
La dégustation est communiquée par les sens vers le cerveau. Mais il y a un réel problème: tant les sens que le cerveau sont biaisés ou compromis. Le propre de la pensée humaine, c'est la recherche de l'analogie. Il essaie de trouver des atomes crochus entre la connaissance et la nouveauté. Le cerveau apprend en créant des critères de différenciation entre la connaissance et la nouveauté. Ce processus est long et demande de l'entraînement.
Il en est pareil lors de la dégustation. Suivant le fameux adage "tout ressemble à un clou si on n'a qu'un marteau", pour le dégustateur "tout est tannique s'il n'a bu que du vin rouge". Je vous donne 2 exemples pour illustrer le propos.
Le premier: présentez un vin blanc et un vin rouge. Systématiquement les dégustateurs orientent leurs notes selon la couleur du vin. Pourtant un test en 2001 a exposé les défaillances du cerveau. Dans cette configuration "vin blanc, vin rouge", le vin rouge était le même que le vin blanc auquel une teinture rouge non aromatisée fut ajoutée. Stupéfaction: le "vin rouge" - un vin blanc masqué - était vanté comme l'est un vin rouge lambda, tanin et tout compris. Or il faut savoir qu'en général, le vin blanc ne contient pas de tanins...
Dans un autre test, le même Bordeaux supérieur était servi de deux bouteilles différentes, la première portant l’étiquette d’un grand cru médocain, l’autre celle d’un bordeaux générique. Invariablement, quand les dégustateurs pensaient goûter le bon vin, le langage était bien plus élogieux que quand ils pensaient goûter le vin inférieur. Cet engouement pour la bouteille perçue comme excellente n'est autre que l'effet placebo et le réflexe pavlovien: le cerveau réagit mieux quand une récompense est à la clé de notre activité.
Le cerveau est aussi fortement influencé par le lieu et les conditions dans lesquels une dégustation est tenue. Qui n'a jamais été émerveillé par un vin goûté chez un vigneron et été déçu par ce même vin une fois rentré au pays? Qui n'a jamais reconnu - presque par magie - un arôme dans un vin que seulement après qu'une personne l'ait énoncé dans un groupe de dégustation? Qui n'a jamais évité d'annoncer un arôme à cause de la couleur du vin (et pourtant oui, certains vins rouges offrent aussi des arômes d'agrumes).
L'ambiance, l'effet de groupe, l'habitude et la peur de paraître ridicule sont des stimulants et des freins extrêmement puissants pour le cerveau. Le professionnel se distingue de l'amateur en premier lieu parce qu'il est conscient et maîtrise l'aspect très subjectif d'une dégustation. Cela lui permet d'être plus critique face à ses impressions, de sortir du "hic et nunc" pour placer le vin qu'il goûte dans le cadre plus large du monde viticole.
Même si nous sommes conscients de la duperie du cerveau, nous n'arrivons jamais à l'éviter. Est-ce que nos sens peuvent nous aider à contrer les déficiences du cerveau? Malheureusement non.
Pour être le résultat de la fermentation d’un fruit, le vin est une boisson remarquablement sophistiquée. Il peut contenir jusqu’à 27 acides organiques, 23 variétés d’alcool, plus de 80 esters (molécules aromatiques associés au fruit primaire), 16 sucres, et une liste interminable de vitamines et de minéraux. Les chimistes ont répertorié jusqu'à 400 molécules aromatiques. En plus des esters, nous retrouvons les pyrazines, les thiols, ...
Les qualités gustatives de base sont le sucre, l’acidité, l’amertume et le salé. Ce sont les saveurs. Ils nous donnent un idée de la structure d'un vin. Les arômes viennent en sus des saveurs. Ils meublent le vin, lui apportent la couleur et la musique.
L'un et l'autre créent une interaction incroyablement complèxe avec le goût et l'odorat. Les saveurs sont en principe décelés par les papilles et les arômes par le bulbe olfactif en premier mais aussi par les papilles. Ce bulbe olfactif est un système complèxe de protéines qui transforment les arômes en signaux électriques transmis au cerveau.
On pourrait se demander pourquoi une personne ne goûte pas comme l'autre. Au départ, une personne peut être mieux prédisposée à goûter qu'une autre personne. Cette prédisposition est génétiquement encodée: 600 gènes codent ces protéines du bulbe, dont certains sont mutés. Voilà pourquoi certaines personnes ne parviennent pas à sentir la violette dans le cabernet franc (65% des hommes n'y arrivent pas) et d'autres le sous-bois du pinot noir.
D'autres obstacles se dressent une fois qu'on a passé le cap de la génétique. Les conditions de la dégustation sont un obstacle majeur. J'y entends le paysage qui entoure la dégustation tels l'intention de la dégustation, l'heure de journée, la température ambiante, les odeurs "cannibales" (une personne portant un parfum trop puissant par exemple) ... et plus concrètement, la température à laquelle le vin est servi et le verre qui le contient.
Quand on a négocié la subjectivité du cerveau, les prédispositions de nos sens, les conditions de la dégustation, il nous reste à traduire l'expérience de la dégustation en un vocabulaire clair et compréhensible de tous.
Associer les mots exacts à un vin semble évident à certains, et quelques uns n'hésitent pas à ouvrir tous les registres de la littérature pour décrire un vin. Croyez-moi, beaucoup de ces notes lyriques, relèvent plus de la masturbation cérébrale que d’un effort honnête et objectif de dégustation!
Une bonne note de dégustation ne doit pas forcément contenir plus de 15 à 30 mots. Mais il ne faut pas pour autant sombrer dans la simplicité. La note de dégustation ci-dessous n'aide pas vraiment. Pourtant, elle décrit Château Croizet Bages, un vin qui a obtenu un score de 92 sur 100.
Le 2018 est plein, il affiche un joli volume de bouche. C'est une réussite pour le cru qui se montre gourmand, avec une finale soyeuse.
Comparez cette note avec celle que j'ai écrite pour décrire Château de Côme, situé à 10 kilomètres au Nord de Croizet Bages.
Couleur grenat. Nez intense de fruit rouge et de griotte. Attaque franche, belle acidité, fruits rouges, léger cuir, foin. Bouche toute en souplesse et tanin très fin et bien mur. Finale longue et suave.
Même si le nom ou la provenance du vin n'étaient pas révélés, chaque amateur de vin aura compris à travers cette note qu'il s'agit d'un Bordeaux à équivalence de merlot et de cabernet-sauvignon. L'auteur est libre dans le choix de vos mots, mais il est impératif de rester cohérent avec les arômes des cépages et la provenance du vin.
En règle générale, le vin plus complèxe a besoin de plus de mots pour être décrit que le vin plus simple. Evident me direz-vous? La réalité veut que beaucoup de personnes peuvent être intimidées par cette complexité et n’arrivent pas à l’exprimer!
Ces obstacles permettent de bien comprendre la difficulté d'une dégustation et de comprendre les rouages de cet exercice. Dans la dégustation, je reconnais 3 catégories de personnes: l'amateur, l'amateur averti et le professionnel. Je ne dois rien expliquer à l'amateur de vin et le professionnel.
En revanche, si vous avez réellement envie de progresser dans l'art de la dégustation, je lui propose plusieurs tuyaux:
Votre perception d'un vin est plus importante que la perception du même vin par un tiers. Les impressions du tiers vous permet d'apprendre mais vos impressions déterminent l'appréciation que vous avez pour un vin;
Acceptez que la dégustation est un exercice subjectif. Comprenez que vos impressions peuvent être objectivées;
Même si la dégustation est imparfaite, on peut s'entraîner et s'améliorer. Prenez conscience du fonctionnement de votre palais en goûtant et humant le plus possible d'arômes. Associez la perception d'un ingrédient à ses parfums et à ses arômes. Annoncez les arômes que vous reconnaissez;
N'utilisez jamais les boîtes aux arômes pour apprendre à goûter. Ils sont trop concentrés et jamais vous ne serez confronté à un arôme unique en goûtant un vin. Allez plutôt faire un tour au marché;
Un vin de qualité est toujours nuancé: évitez les mots trop forts et restez élégant;
Evitez de vous disperser en évoquant tous les ingrédients d'une salade à fruits. Elle est subjective et dépend de trop de paramètres. La structure d'un vin est beaucoup plus importante que ses arômes. Les arômes peuvent être plaisants, si la structure du vin est bancale, ce vin ne perdra pas de temps pour nous fatiguer et nous ennuyer;
Installez-vous confortablement avant de goûter. Si vous êtes plusieurs, prenez des notes en silence. Ne discutez les notes qu'après la dégustation. N'oubliez jamais que vous n'êtes pas en compétition en goûtant à plusieurs. Le vin, pour commencer, c'est un partage et goûter, c'est apprendre;
Votre perception d'un vin est plus importante que la perception du même vin par un tiers
(je sais, je me répète).
Maintenant que vous connaissez les aléas de la dégustation, je vais vous guider à travers l'art de la dégustation. Comment s'organiser, comment goûte-t-on un vin, quels sont les points auxquels on fait attention? A quoi m'attendre selon le cépage ou la provenance d'un vin, ... Bref, tout ce qui permet d'apprécier un vin de qualité.