En 1395, une ordonnance provoqua l'exil pur et simple d'un cépage d'une région viticole. L'auteur de l'ordonnance? Philippe II le Hardi, duc de Bourgogne, comte de Flandres. La victime? Le gamay noir à jus blanc.
Au départ, la « très grande et terrible amertume » d'un vin de gamay n'était pas vraiment du goût du palais de Philippe le Hardi. Mais son ire alla plus loin, qualifiant le gamay de « nuisible à la créature humaine ». La vigne de gamay, souffla Philippe, n'était rien de moins qu'une « très-mauvais et très-déloyal plant, nommez Gameez ». Le crime du gamay est décrit en détail: "les diz mauvaiz vins ont laissié pour ce en ruine et désert les bonnes place ou souloit venir et croistre le bon vin".
Philippe décréta un remède draconien: le "mauvaiz plant" doit être "traiz, extirpéz, coppez et adnullez" de "nostre dit pays", le duché de Bourgogne. Les amendes sont à la hauteur de la colère du duc: 60 sous par "ouvrée" de vigne. L'ouvrée, c'est la superficie qu'une personne peut travailler en un jour.
En résumé, gamay prenait la place des vignes aptes à produire de meilleurs vins. Six siècles après sa rédaction, le texte est amusant tellement les sont hyperboliques. Mais avec le recul, l'ordonnance doit aussi être considéré comme le premier texte légal imposant un critère de qualité vinicole. Localement, elle aura une profonde répercussion sur la bourgogne viticole car il entérine l'évolution vers une culture mono-cépage.
L'ordonnance exprime aussi une rivalité entre Philippe et son neveu Charles le Fou, roi de France. Le vignoble bourguignon et le parisien luttaient pour la présence de leurs vins sur les tables les plus prestigieuses et fastueuses. Il ne s'agit pas seulement d'amour propre et d'égocentrisme démesuré. A travers le vin, les suzerains exprimaient aussi la réputation de leur région.
Philippe misait tout sur le talent des moines qui depuis le clos de vougeot en Côte de Nuits cultivaient les grands crus et transformaient les jus du raisin en vins d'exception. Avec eux, il sélectionna le clone de référence pour la région qu'il baptisa "pineau". Le nom provient de la forme de la grappe qui ressemble à une pomme de pin. Pinot noir règne depuis ce jour en maître incontesté pour produire les rouges bourguignons.
Les fermiers voyaient la décision de Philippe différemment. Pineau est un cépage difficile à cultiver et exigeait des efforts qui pourraient être mieux consacrés. Autrement que les moines, les agriculteurs avaient d'autres priorités, liées aux calamités de ce terrible XIVè siècle: la famine, les sacs d'armées itinérantes, les épidémies. Gamay, facile à l'entretien et généreux en rendement, consolait durant les moments difficiles. Le café ni le chocolat n'étaient déjà présents en Europe.
Inutile donc de préciser que la nouvelle loi n'était pas bien reçue. Les citoyens de Dijon se plaignent amèrement et donc Philippe fait emprisonner leur maire et installe le sien. Philippe avait "sauvé" la réputation du vignoble mais les ventes de vins de Bourgogne ont chuté encore plus et la pauvreté s'est aggravée.
La volonté de Philippe fut désastreuse pour la politique économique de son duché mais efficace pour interdire le "mauvais cépage" de sa région viticole. Même dans la commune de Saint-Aubin en Côtes de Beaune, le pemier cru Sur Gamay ne contient que du pinot noir. Pour trouver du gamay en Bourgogne, il faut se diriger dans le mâconnais, pays par excellence du chardonnay. Oui, on fait aussi du vin rouge à Mâcon-Chardonnay, même si l'appellation provient du village Chardonnay et non pas du cépage éponyme.
Ayant ses vues sur les richesses des Flandres, Philippe portait moins d'attention sur le Sud de son duché. Le Beaujolais dans l'extrême Sud de son territoire était isolé et les vins que produisent la région étaient consommés sur les tables locales. Gamay était présent autour de Lyon depuis l'époque des Césars - le cru Julienas vient de Julius - mais Philippe n'a pas pris la peine d'imposer son ordonnance dans la région.
Bonne chose : au XVIIe siècle, les vignerons avaient découvert que le terroir vallonné et sujet à la grêle convenait particulièrement au raisin. Les sols granitiques, calcaires et argileux donnent au vin sa touche minérale. Rudolph Chelminski écrit dans I'll Drink to That: Beaujolais and the French Peasant Who Made It the World's Most Popular Wine « Nulle part ailleurs le petit raisin noir ne s'exprime aussi complètement et joyeusement que dans le Beaujolais… Depuis le 17ème siècle, il n'y a jamais eu d'autre cépage rouge pour le Beaujolais."
Il faudra encore plusieurs siècles avant que Beaujolais et gamay revendiquent leur position unique dans le monde du vin. Historiquement, le Beaujolais a toujours été à l'ombre de la Bourgogne. Tout allait changer quand en 1951 une loi permit à la région d'affirmer son identité. Cette loi autorise les vignerons du Beaujolais à commercialiser leurs vins le 15 décembre. C'était une reconnaissance officielle du cépage Gamay et de ses caractéristiques qui rendent son vin agréable à boire tôt.
Cette loi entérinait la pratique de sortir le Beaujolais jeune et ouvrait la possibilité au vin de se développer. Georges Duboeuf lançait le Beaujolais Nouveau. En moins de 30 ans, ce produit évoluerait vers un des plus grands succès de de marketing international. Le développement des vins primeurs a mis en lumière la région et a permis de mettre en valeur tous les magnifiques crus du Beaujolais.
Le Beaujolais Nouveau est devenu tellement populaire dans les années 80 que gamay a de nouveau du subir la critique. Critique justifiée car le vin et l'appellation souffraient de la surabondance et de la qualité médiocre du Beaujolais Nouveau. "Beaujolais Nouveau égale goût de banane" disent les fêtards du troisième jeudi de Novembre. Le goût de banane présent dans chaque vin jeune provient des esters formés lors de la fermentation.
Pourtant, les Beaujolais se sont à nouveau ralliés au cépage qui est devenu le fondement de leur culture viticole. Ils ont fait un travail de fond, notamment dans les 10 crus. La sortie du Beaujolais Nouveau a été revue et corrigée. Plus qu'un marketing autour du Beaujolais-pif, il est devenu l'ambassadeur d'une région viticole qui héberge de réelles identités et une grande personnalité.
Gamay fut introduit en Loire même temps qu'en Bourgogne. Etant dans d'autres fiefs, il échappa à l'ordonnance du duc bourguignon et jouissait de toute latitude pour trouver les terroirs les plus propices.
Au fil des siècles, la viticulture en Loire s'est développée pour mettre en valeur la diversité climatique et géologique de la région, favorisant le gamay là où il peut produire les meilleurs résultats. Il trouve sa place en pays angevin et en Touraine où Jean-Sébastien Marionnet développe tout le potentiel du cépage sur le schiste. Ses gamays en franc de pied et sans soufre ajouté est un régal!
Le gamay de la Loire n'est probablement pas aussi célèbre que le cabernet franc, le chenin blanc et le sauvignon blanc. Mais il a montré sa capacité à bien mûrir dans le climat relativement frais de la Loire, produisant des vins qui trouvent un équilibre entre maturité aromatique et fraîcheur. Le gamay contribue ainsi favorablement à la mosaïque des vins, caractéristique de la région.
Que ce soit en Beaujolais ou en Loire, gamay a fini par trouver ses terroirs de prédilection. Le calcaire du mâconnais lui est tout aussi favorable, les vins de Philippe Trébignaud au Domaine de la Sarazinière le prouvent.
Les terroirs riches en argile sont moins bénéfiques pour le cépage. On peut supposer que le gamay aurait disparu de la Côte d'Or tout comme il a disparu des terroirs moins avantageux en Loire.
L'ordonnance de 1395 n'a fait qu'accélérer le mouvement. Et même s'il est amusant par sa hargne envers un cépage, le texte revête aussi le caractère unique d'être le premier cahier des charges d'un vignoble.