Le spectacle sur les coteaux de Chablis - avec Saint-Bris la région la plus septentrionale de Bourgogne - la nuit est féérique. On se croirait dans un son et lumière grandeur vignoble. Des centaines de milliers de flammes dansent entre les rangs de vignes de chardonnay.
Sauf qu'il ne s'agit pas d'un son et lumière. Sauf que ce "spectacle", on ne le vit tous les ans que durant quelques nuits au printemps. Sauf qu'il n'est pas produit pour nous émerveiller. Sauf que les flammes ne servent pas à réchauffer les coeurs mais à réchauffer le vignoble.
Parlant de coeur, beaucoup de vignerons ont le coeur lourd durant ces nuits. Car durant ces nuits de gelées de printemps, la récolte peut être compromise avant même qu'on ne voie la nature exploser de joie à la sortie de l'hiver. Quatre, cinq, sept, voire dix nuits d'affilée, les vignerons bossent dur pour protéger leurs vignes, leurs récolte, leur gagne-pain.
Le réchauffement du sol est le signal qu'attend la végétation pour sortir de son sommeil hivernal. La sève pousse et les premiers bourgeons apparaissent. Tant qu'il est dans sa bourre, le bourgeon est protégé contre le gel le plus rude. Bientôt, on observera les premiers rameaux et les jeunes feuilles riches en eau sortir des bourres.
Cette phase s'appelle le débourrement. Et voilà le noeud du problème: le bourgeon sorti de sa bourre ne survit pas à un gel de plus de 3 degrés! Les dégâts causés par le gel seront vite apparents: la couleur des bourgeons vire vers le marron et les rameaux dessèchent.
Sous l'effet de la crise climatique, les débourrements de plus en plus précoces. Les saisons sont décalées de quelques jours et la végétation reçoit son signal d'éveil trop tôt. Ce nouveau phénomène provoque le débourrement lors des gelées printanières alors qu'il n'y a pas plus de vingt à trente ans, le débourrement suivait ces gelées de quelques jours.
Notons que certains cépages sont plus sensibles que d'autres. En particulier, les cépages précoces tels chardonnay, pinot noir, merlot, sauvignon blanc courent par exemple plus de risques que le cabernet franc ou le cabernet-sauvignon plus tardifs.
Tous les vignobles septentrionaux sont confrontés au risque de gel printanier. La Champagne, l'Alsace et le vignoble ligérien, qu'on soit en Touraine, dans le sancerrois, à Pouilly et même le pays nantais plus près de l'océan vit en code orange de la mi-mars à la mi-avril. A Bordeaux aussi on trouve des turbines dans le vignoble. En Autriche, la Suisse, Belgique, Allemagne et les Pays-Bas, les vignerons suivent aussi de très près les bulletins météo.
Le risque de gel printanier est plus lié au climat et au micro-climat qu'au méso-climat. Premier coupable du gel printanier, l'absence de nuages et de vent provoque un important dégagement d'énergie thermique. On constate alors une inversion de température: il fait plus froid au sol qu'en altitude.
Les micro-climats renforcent l'effet du gel. En particulier, la topografie peut jouer un rôle déterminant: durant les périodes d'inversion, l'air froid plus lourd descendra les coteaux et sera piégé dans les vallons. En Champagne, on a pu constater des différences de température de plus de 5°. Sur la crête, il ne gelait tout juste pas alors que dans le creux du vallon voisin 15 mètres plus bas et 500 mètres plus loin, la température est descendue jusqu'à -5 à -6°.
On les connaît comme les éléments essentiels. Ils sont aussi à la source des stratégies mises en place pour contrer le gel. Comme on ne peut pas modifier le climat à très court terme sur une envergure moyennement grande, les vignerons mettent des mesures de protection en place. Toutes ont pour but d'empêcher la température dans la vigne de descendre en-dessous de -3°.
Le feu est l'élément le plus évident: une flamme atteint facilement 500° dans son coeur et va réchauffer l'air ambiant. Malheureusement, la chaleur d'une flamme est vite dispersée et dissipée. Il faut donc beaucoup de flammes pour réchauffer un vignoble entier. Dépendant de la température ambiante, il faut compter 200 à 500 chaufferettes par hectare toutes les 8 heures.
A 8 EUR par chaufferette, un vigneron propriétaire de 10 hectares de vigne paie en moyenne 28.000 EUR par nuit de gel! En moyenne, le vigneron sortira 6600 bouteilles par hectare. Chaque nuit de gel lui coûte ainsi 0,40 EUR par bouteille, hors frais de main d'oeuvre.
Je conseille aux sceptiques de la crise climatique de faire un tour dans la vigne quand les bougies sont allumées. la fumée qu'elles provoquent en brûlant empêche l'énergie thermique de s'échapper par rayonnement. En soi, les bougies créent un mini-effet de serre.
Les tours anti-gel que nous voyons dans les vignes servent à brasser l'air. L'air plus froid à hauteur de la vigne est chassé et remplacé par l'air plus chaud situés à quelques mètres au-dessus du vignoble gagnant 1 à 4°. Une turbine est assez efficace: elle protège à peu près 7 hectares de vigne. Certaines turbines combinent le brassage avec l'émission de fumée afin d'éviter le rayonnement d'énergie thermique.
Les hélicoptères qu'on voit de plus en plus survoler la vigne utilisent le même principe de brassage d'air. Contrairement aux idées perçues, de tous les moyens de protection, l'hélicoptère est probablement un des plus écologiques: un hélicoptère protège 20 hectares et ne consomme que 60 litres de carburant par heure. En revanche, il ne peut pas être utilisé de nuit ce qui fait de l'hélicoptère plus un appui supplémentaire qu'une solution de première ligne.
Les tours mobiles sont la dernière innovation. Selon les besoins, le vigneron peut facilement déplacer l'éolienne. De plus, il ne lui faut que 5 litres de carburant par heure pour protéger 4 hectares.
L'aspersion de la vigne va créer des petits igloos autour des bourgeons, les protégeant du gel. La température du bourgeon est maintenu à 0° grâce au transfert énergétique lors du changement d'état de l'eau vers la glace. Il faut pas moins de 50.000 litres d'eau par heure par hectare pour protéger la vigne. Au prix grimpant de l'or bleu, ce moyen est certainement voué à disparaître.
Enfin, la terre est représentée par les fils électriques chauffants sur les treillis. Système simple en soi et qu'on applique parfois dans la construction, il demande un travail d'orfèvre pour protéger chaque bourgeon.
Le vigneron a aussi quelques (maigres) atouts pour faire face au gel. En premier lieu, il se rend la vie plus facile en évitant les vallons. Principe facile, il est difficilement mis en application vu que les coteaux offrent en général les meilleures parcelles dans une région.
Deuxièmement, il peut mitiger le risque de gel en choisissant des cépages au débourrement plus tardif. Si le cahier des charges lui laisse une certaine latitude, l'exploiter lui sera tout bénéfice. Remettre la taille le plus tard possible postposera le cycle végétatif. Le vigneron gagnera quelques jours, mais bien entendu il ne peut remettre ce travail indéfiniment.
Rehausser la terre autour de la souche la protègera aussi contre le gel. Cela ne permettra pas aux rameaux de survivre mais au moins, le gel plus rude ne provoquera pas la mort du pied de vigne.
... il est temps de dresser le bilan. Dans le meilleur des cas, il n'a pas été trop rude et les plantes ont toutes survécu. Dans le pire des cas, c'est la catastrophe. Les gelées printanières de 2017 ont ainsi laissé des cicatrices profondes dans le vignoble ligérien quand 30% de la récolte était perdue.
Chablis et Pouilly sur Loire étaient durement frappés la nuit du 26 avril 2016. Cette nuit de gel très tardif a détruit plus de la moitié de la récolte. Dans Les Pargues, notre cru fétiche du chablisien, pas un seul pied de vigne avait produit du raisin.
En outre, il fallait boire la calice jusqu'à la lie. Car même si la récolte était détruite, il fallait continuer de travailler dans la ligne afin de sauver la souche. Comme le médecin ampute les doigts et orteils gelés d'un être humain, le vigneron doit tailler les sarments gelés pour que survive le pied de vigne... Un travail lourd et pénible dans tous les sens du terme, sachant bien que la plante ne produira pas cette année.
Le millésime prochain en profitera!